Une découverte de la banquise

Les robinsons des glaces

Depuis longtemps, je suis une familière des régions polaires. Entendons-nous, une familiarité toute onirique puisque c’est dans la profondeur des songes que j’y ai voyagé. Alors que je naviguais bien loin de cet univers glacé, je ne me les expliquais pas mais en aimais l‘étrangeté.
Leur souvenir est toujours resté prégnant. Un jour, j’ai pris un nouveau cap et j’ai commencé à leur donner un sens…

Une découverte de la banquise

Tournée vers le Grand Nord, j’accouchais doucement de mes rêves et me confortais dans l’idée que les chemins de la vie sont divinement mystérieux. Il m’aura fallu encore une dose de patience et un grain d’obstination pour poser enfin le pied sur la banquise. Au-delà de ce que je croyais connaître de sa beauté et de sa fragilité, le royaume des glaces restait une énigme. Ce qui me fascinait de loin, je ne le craignais pas seulement froid, mais inaccessible, dur, hostile, vide. Pourtant, je voulais y aller.

Du ciel, j’ai aperçu les premières petites tâches blanches sur l’eau sombre. C‘était déjà féérique ! Sentiment curieux de retourner au pays, qui ne me quittera pas. Je me demandais quand même tout bas si j’allais être à la hauteur de tout ça. Par chance, mes deux compagnons avaient le goût du risque. Il le fallait pour accepter que je les suive dans cette dérive ! Je n’avais pas de passé aventureux sous ces latitudes et je n’avais jamais navigué en kayak de mer. Juste poussée par mon enthousiasme, vaguement consciente des difficultés à surmonter, j’avais manifesté mon intention de les suivre sur tout le parcours. Face à cette candeur, en hommes de terrain avisés, ils avaient prémédité mon débarquement dans un village, juste avant la partie de l’expédition qui s’avérait la plus éprouvante. Taratata… de mon côté, mes doutes évanouis, j‘étais bien décidé à aller jusqu’au bout !

Au terme d’une journée vouée presque exclusivement à tracter nos kayaks sur une surface piégeuse dont on mesure difficilement la finesse sous les pieds, nous installions notre premier camp sur la glace. Un radeau blanc parmi des milliers d’autres encastrés dans une anse bordée d‘îles rocheuses abruptes et austères. Devant nous, le grand large avec son horizon d’icebergs fantomatiques. Devant ou derrière, car notre vaisseau tournait sur lui-même en même temps qu’il était sensé nous conduire plus au Nord. Le jour permanent n’invite pas au sommeil. Comment penser à dormir sur ce manège enchanteur ? A l’heure où il conviendrait de se reposer, la lumière s’adoucit pour captiver les yeux de formes et de teintes plus insolites les unes que les autres. On ne voudrait rien manquer du spectacle. Difficile de détacher son regard de cieux épicés par un soleil qui déborde d’inspiration jusqu‘à couler de l’or pur dans les chenaux d’eau libre. C’est un véritable envoûtement. Seuls le froid renaissant, les muscles endoloris et l‘épuisement contraignent à regagner le cocon du sac de couchage. Là, avant de s’abandonner, on a encore le temps d‘être pénétré par une sensation plus animale. Tout cela était bien vrai. J’allais dormir tout contre la glace. Je sentais mon cœur battre au rythme du sien. Je faisais corps avec ce qui me portait. Avant de fermer les paupières, j’ai vu cette lueur d’en bas d’un bleu irréel réfléchit par mon lit de glace. J’avais le vertige à l’idée que ces abysses pouvaient être accueillants. Les ours pouvaient bien venir. Je me sentais protégée, certes par le génial système d’alarme qui entourait nos tentes et le fusil à portée de mains, mais surtout par une confiance absolue en ce qui nous entourait.

Ce matin-là, doucement bercés par le mouvement lent de notre îlot dortoir, nous découvrions vers quel port il nous avait porté. Pas tout à fait dans la direction espérée. Force est d’admettre que la banquise de mer n’a que faire de nos caprices. Elle est le jouet des vents, des courants et des marées, pas le nôtre. Il fallait prendre une décision. Le pack était plus dense que prévu et nous nous retrouvions coincés dans une ronde sans fin. Pour atteindre le point que nous nous étions fixé, il aurait fallu partir à pieds et tirer nos embarcations durant plusieurs jours. Trop pénible pour le temps qui nous était imparti. J‘étais un peu déçue car ce que nous n’allions pas découvrir, plus au-delà, était perdu à jamais pour notre mémoire. Pour retrouver l’eau libre et une plaque de banquise qui nous porterait vers notre but, il fallait prendre sur soi et retourner un peu sur ses pas. Si faire son chemin dans ce labyrinthe glacé est éprouvant, au bout du compte l’effort devient presque un jeu et comme une condition pour vivre pleinement les moments de contemplation. Embarquements, débarquements, trous invisibles, stabilité précaire, excès de confiance, fatigue sont autant d’occasions de se retrouver à l’eau. Et nous ne les avons pas manquées ! C’est qu’on y prend presque du plaisir… A bord des kayaks, le piolet est toujours à portée pour se frayer un passage. C’est parfois des glaçons gigantesques qu’il faut agripper et déplacer, des murets de glace compacte à raboter pour élargir un couloir au risque de se retrouver pris en étau. A la méthode « terrassiers », il fût bien doux d’alterner l‘école de la patience et attendre qu’une brèche s’ouvre sous l’effet des éléments.

Le jour est sans fin mais la température est là pour nous rappeler qu’il est tard. Un de ces soirs fut plus marquant que les autres. Nous venions de dépasser une imposante muraille rocheuse qui nous interdisait tout abordage. La mer qui commençait à cristalliser nous rappelait qu’il était temps de s’arrêter. D’ailleurs, de la mer libre, il n’y en avait pas assez pour pagayer. Nous cheminions sur la glace sans visibilité. Une brume dense nous obligeait à rester proches pour ne pas se perdre. L’atmosphère était incroyable. Et puis soudain, sans crier gare, nous avons traversé le voile qui nous séparait du paradis. Plus que jamais, je me suis sentie « robinson ». Atterrir sur une autre planète ne doit pas être différent. L‘île qui nous attendait révélait des roches d’une beauté hallucinante. Ici, des motifs qui rappelait le veinage du bois et là, des feuilletages à se demander si nous ne marchions pas sur une huître géante. J‘étais éblouie et n’avais qu’une envie : me poser juste pour regarder, écouter, ressentir. Il y avait là une présence. Je me sentais chez moi. A cet instant, dans ce bout du monde, au cœur de cette nature si généreuse dans son dénuement, j’ai trouvé plus précieux qu’un confort, un réconfort. Toutes les peines sont effacées face à un tel miracle.

A la longue, on ne craint plus l’iceberg sculptural qui vient frôler votre résidence flottante. On le regarde s’approcher, on se réjouit de le toucher. Il se laisse caresser et puis il s‘éloigne discrètement. On ne craint pas plus la visite de l’ours qu’on regrette plutôt de ne pas avoir croisé. Au fil du temps, une confiance s’installe. Les sens s’affinent. C’est comme une intimité mêlée de respect qui se crée avec le milieu, avec la richesse de ses formes, de ses sons, la subtilité de ses teintes, de ses lumières.

Petits souvenirs parmi d’autres. Ce fut une expérience sublime, déroutante. C’est bien réel, cet univers peut bouleverser profondément celui qui s’y aventure. Ce fut le cas pour moi. Je suis revenue avec une force nouvelle qui m’a donné le courage de rompre avec une vie qui ne me convenait plus. Ce que j’ai pris, je veux essayer de le rendre. Il est peut-être trop tard pour sauver cet espace de grâce, pas encore pour témoigner et l’accompagner jusqu’au bout.

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Face à l’annonce de la fonte de l’océan Glacial Arctique, bénévoles et spécialistes des régions polaires ont formé Les Robinsons des Glaces. Ils se donnent pour mission de :

  • Témoigner d’un milieu naturel fabuleux : la banquise polaire. Informer des conséquences de sa disparition.
  • Développer un programme visant à réduire les émisions de gaz à effet de serre par la limitation du chauffage et de la climatisation.
  • Soutenir l‘évolution de la société vers davantage d’humilité et de conscience.